
Chapitre III :
Marchand de Peur
-1673-
Lorsque mon père mourut, je n’avais que vingt ans.
J’avais accepté d’étudier au Harvard College à Boston pour prendre sa suite dans le négoce de tissus, provenant de nos plantations à la Barbade, dans les Caraïbes.
Sur son testament, mon père préféra léguer les plantations de coton à mon frère. Il ne me laissa que quelques hectares des plantations de sucre de mon oncle, son frère décédé en même temps, que je rejoignis de suite après avoir abandonné Harvard.
Malheureusement pour moi, le sucre de la Barbade ne fut pas un grand succès, et les opportunités de la grand-ville me manquaient. Quelques années plus tard, je mis la parcelle de plantation de canne à sucre en location, et partis en direction de Bridgetown, la capitale, emmenant avec moi deux esclaves amérindiens dont je ne pouvais plus me passer : Tituba, servante, cuisinière, femme de ménage, conteuse de talent, et son époux, John Indian, sans qui elle aurait refusé de quitter la plantation.
J’y officiais quelques temps comme agent de crédit pour d’autres planteurs de canne à sucre, mais contrairement aux plantations de coton de mon frère, l’argent ne coulait toujours pas à flots.
-1680-
Un ouragan frappa ma propriété et, devant ce coup du sort, je quittais définitivement la Barbade pour la terre ferme, puis revins à Boston où j’avais étudié.
Au-delà d’y reprendre mes études, j’envisageais d’y retrouver ma bien-aimée Elizabeth, qui n’avait jamais voulu me rejoindre à la Barbade, échaudée par la vie miséreuse que mon infructueuse plantation appelait.
Nous nous côtoyions depuis plusieurs mois, qui ne me semblaient que quelques jours car nous ne pouvions nous voir que lors de mes rares voyages à Boston.
Quelle ne fut ma surprise de l’y découvrir prégnante, chose qu’elle dissimulait avec de plus en plus de difficultés à sa famille dévote, puisque que nous n’étions pas mariés. Quoi que nous fassions, l’enfant naitrait avant notre mariage, aussi rapide puisse-t-il être.
Lors il nous fallait un subterfuge.
Nous invitâmes les parents d’Elizabeth à un voyage à la Barbade, aux frais de ma famille, officiellement pour leur faire découvrir cette villégiature qu’ils ne connaissaient pas.
Ils y restèrent quatre mois, ce fut amplement suffisant pour qu’Elizabeth puisse arriver à enfanter en cachette de sa famille, en juillet.
De mon côté j’échafaudais un plan pour faire passer l’enfant, une fille, pour ma nièce, dont les parents seraient décédés de maladie et dont j’aurais hérité de la garde.
J’avais déjà trois frères, une demi-sœur et un demi-frère, et n’avais plus l’intention de les côtoyer, distance oblige. Personne n’irait vérifier l’existence d’un autre relatif décédé.
Mais il nous faudrait la garder secrète encore quelques mois. Nous la nommâmes Abigail, d’après ma mère, et la confiâmes à une famille d’accueil en laquelle j’avais toute confiance, contre rémunération, bien entendu.
Nous nous mariâmes l’hiver de la même année, après le retour des parents d’Elizabeth. C’est lors de nos épousailles que je découvrais les liens profonds qui unissaient ma nouvelle famille, les Eldridge, aux Sewall, auxquels appartient Samuel, farouche anti-esclavagiste, et juriste fort respecté du haut de ses 28 ans.
-1681-
L’année suivante naquit notre premier fils, Thomas, nommé d’après mon père.
-1682-
Notre seconde fille, Elizabeth, nommée d’après sa mère.
-1686-
Mes affaires ne décollaient toujours pas, et le peu d’argent qui rentrait dans nos caisses ne suffisait pas à nous faire vivre décemment sans en appeler à l’aide de la famille d’Elizabeth. Au-delà de nos dépenses quotidiennes, nous continuions à subvenir aux besoins d’Abigail, toujours dans sa famille d’accueil.
Je commençais à m’intéresser de près à une petite ville du Massachusetts, Salem Village, dont les Pasteurs ne restaient que peu de temps, malgré l’espoir de la ville de ne pas devoir se reposer sur le pasteur de la ville voisine, Salem Town, et entamais une correspondance avec Salem Village pour y placer mes premiers pions.
-1687-
Notre famille s’agrandît de nouveau, nous vînmes à accueillir une nouvelle fille, Susannah.
-1688-
Salem Village commençait à me presser de les rejoindre, mais je n’avais toujours pas eu l’opportunité de terminer mes études de Ministre du Culte et manquais donc de la possibilité d’y officier. C’est alors qu’entra en jeu Samuel Sewall, qui par ses nombreuses accointances me permit d’obtenir une injonction légale valant office de titre de Ministre du Culte.
A peine l’injonction obtenue, les dirigeants de Salem Village me firent un pont d’or pour les rejoindre, allant jusqu’à me promettre la possession complète et définitive de la Maison de Ministre du Culte, ainsi que ses terrains, si je restais leur Pasteur plus longtemps que le précédent, soit une année révolue. Nous récupérâmes Abigail avant de partir, expliquant son apparition par le plan prévu, et partîmes tous les cinq en direction de Salem Village, laissant nos anciennes vies derrière nous.
-1689-
Nous emménageâmes enfin à Salem Village. De ma vie, nul ne fut plus accueillant que ses habitants. Malgré leur pauvreté, leurs difficultés, et les tensions entre citoyens n’ayant jamais pu être convenablement guidés par un Berger de Dieu, ils nous accueillirent tous à bras ouverts, moi, ma femme, nos quatre enfants, plutôt nos trois enfants et ma ‘nièce’, même jusqu’à mes esclaves, Tituba et son mari John.
L’arrivée d’un nouveau Pasteur venu de la Grande-Ville engorgea les habitants de Salem Village d’une fierté qu’ils n’avaient jamais ressentie auparavant et abattît le mur de jalousie envers la ville voisine de Salem Town, étouffant nombre de tensions qui en découlaient.
-1690-
Malheureusement la douceur de la nouveauté fut de courte durée. Le climat de Salem Village s’avérât différent de celui de Boston, et encore plus de La Barbade. Sans le vent des Montagnes, l’hiver pouvait être glacial, et les étés tièdes, montant brusquement en température dès que le Chinook soufflait. Il pouvait tomber de la grêle un jour d’été et le suivant s’avérer caniculaire. Les conditions de vie s’en ressentaient, et les cultures aussi.
De plus, l’idée que les terres du Ministre du Culte soient maintenant ma possession totale n’était vu du meilleur œil par nombre de mes concitoyens, qui y voyaient la destination de nombre de leurs rares richesses.
Il me fallût renforcer mes sermons et serrer la bride sur les habitants du village.
Leur rappeler que Dieu les mettait ainsi à l’épreuve de mériter leur salut.
Que tous leurs sacrifices, toutes leurs douleurs, seraient justement récompensées dans l’Au-Delà, et au Jour du Jugement Dernier.
Que s’ils voulaient plus de bienveillance de la part du Divin de leur vivant, alors ils devaient s’atteler à respecter les fondements des Saintes Ecritures et éloigner tout péché de leurs vies.
Que malgré les embûches disséminées sur nos chemins, j’étais leur interférant auprès du Tout-Puissant.
Mais tandis que je resserrai les rangs autour de moi, certains des plus vils pécheurs fomentèrent une mutinerie.
-1691-
Cette année, les mutins renforcèrent leur ouvrage et, refusés par Dieu, firent s’abattre sur Salem Village Son châtiment.
Ils renversèrent les dirigeants actuels, qui me soutenaient, et commencèrent une cabale contre moi et mes suivants, fermant petit à petit toutes les vannes des ressources qui me permettaient de subvenir aux besoins de ma famille.
Le salaire que me versait la ville pour mes prêches disparaissait, remplacé par le seul bon vouloir de mes ouailles.
Les taxes prélevées pour la nourriture de ma famille, et le bois de chauffage de la Maison du Ministre suivraient vite le même chemin.
La main d’œuvre offerte par la ville pour entretenir et cultiver mes terres se fit rare, chacun cherchant à ne pas afficher son support au Pasteur.
Dieu ne laissa jamais le Chinook se lever. L’été fut très frais.
Nous savions tous que l’hiver serait glacial, et je ne pouvais laisser ma famille subir cela sans agir.
Alors je soutins de toute mon âme mes fidèles en nourrissant mes sermons de leur peur, de leur incertitude, de leur colère.
Alors j’étoffais mes prêches des histoires culturelles que j’avais pu entendre Tituba et son époux raconter ; sorcellerie, actes démoniaques, malédictions, châtiments Divins, toutes ces preuves flagrantes de la faiblesse des Hommes envers le Mal absolu, manipulés par la facilité que leur fait miroiter le Diable lui-même.
Alors je répétais mes textes chaque jour dans la Maison du Ministre du Culte, auprès de ma famille, réchauffant mes enfants et ma femme de cette abnégation qui brûlait en moi, remplaçant le bois de chauffage que la ville me refusait.
Alors je vivais ces mêmes sermons encore plus fort au cœur de l’Eglise, et mes mots étaient bus jusqu’à la lie par mes fidèles.
Alors mes filles elles-mêmes, nourries par ma Force Divine, continuèrent de porter mes prêches à toutes les oreilles qu’elles pouvaient atteindre, propageant la peur du Malin dans Salem Village, tandis que je contactais Samuel Sewall pour quémander son intervention.
Alors L’hiver tomba, dur, glacial, frappant tout Salem Village, les cœurs cherchant toujours avec force fougue des responsables à la colère Divine.
-1692-
Alors le Procès de Salem commença.

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