
Chapitre II :
Celle aux Corbeaux
Comté de Jackson, Whiteside Moutain Trail – Caroline du Nord
Il s’était perdu,
Dans la forêt,
Encore.
Encore.
Mais cette fois-ci, la nuit tombait.
Au cœur de la grandiloquente frondaison, patchwork arboré du rouge des érables, du jaune des bouleaux et du vert des hêtres, parsemé ci et là des aiguilles éternelles des pruches et des épinettes, Tekoa tremblotait.
Pas de froid, non, malgré la fraîcheur légèrement humide après cette journée de pluie, mais…
De malaisance.
D’appréhension,
De doute,
Sa famille lui avait demandé de ne pas aller plus loin que l’arbre mort couché sur la rivière s’il ne voulait pas assister au rituel de mariage. Bien entendu, ses oreilles déformées de garçonnet rebelle avaient confondu interdiction et obligation.
Alors il avait rejoint la rivière
Alors il avait escaladé l’arbre mort
Alors il était entré dans la forêt.
Il s’était promené en même temps que le soleil, saluant les arbres, les fleurs, et les animaux. Les Cherokee vénéraient les esprits et la nature, comme tout membre de sa tribu, Tekoa se faisait un point d’orgue à suivre ces préceptes.
C’est d’ailleurs ce qui lui avait fait perdre la notion du temps, surtout lorsqu’il avait voulu débusquer la volée de corbeaux dont il entendait les craillements partout où il s’avançait dans la forêt.
A la tombée de la nuit…
Ils s’étaient tus.
Et lui s’était perdu.
Il était tétanisé à l’idée de rebrousser chemin dans le noir, chemin qu’il n’avait pas pensé à marquer, bien trop sûr de lui. Et il savait que personne ne viendrait à sa recherche.
Depuis que son frère était devenu un homme, lui-même réclamait à corps et à cris d’avoir le droit d’en devenir un.
Nul doute que sa famille profiterait de l’occasion pour lui donner une petite leçon.
Plutôt que s’aventurer plus profondément dans l’inconnu et ses ombres, Tekoa décida de passer la nuit sur un tapis de feuilles. Il ne pourrait que mieux s’y retrouver au matin.
Se pelotonnant sur lui-même, il ferma les yeux en se concentrant sur sa respiration, espérant se détendre.
Il entendait tous les sons de la forêt aussi forts que s’ils logeaient dans ses oreilles. Petit à petit ses battements de cœur se mirent à résonner sous son crâne, plus bruyants encore que la forêt elle-même.
C’est alors
Qu’il entendit
Le Chant
La voix aux basses profondes de femme ayant déjà arpenté le monde dans tous les sens et toutes les douleurs possibles emplissait l’air ambiant d’une profondeur et d’une mélancolie indicibles.
Elle avait attiré Tekoa jusqu’au feu de camp auquel se réchauffait une vieille chantant les yeux fermés, la gorge résonnant d’images de chasse, d’esprits de la Nature, et de souffrance de leur peuple et le bras droit, probablement blessé, dissimulé sous une tunique tachetée de sang.
Ses psalmodies semblant bercer jusqu’aux animaux sauvages observant de leurs yeux luisants les flammes crépiter dans la nuit maintenant noire, l’enfant s’assit aux pieds de la vieille profitant de la chaleur du feu et de la voix.
Elle entrouvrit à peine les paupières lorsqu’il la frôla, laissant échapper un semblant de sourire qui aurait pu déchirer sa peau craquelée par les années.
́Sers-toi de ce que tu veux si tu as faim, il y en a bien assez pour nous deux. Tu dois être trop loin de chez toi pour ne pas être affamé.’
Tekoa piocha dans les baies réchauffées autour du feu, et dévora un bout de lapin, cela lui suffirait pour tenir jusqu’au lendemain. C’était le repas que la vieille avait chassé et cueilli elle-même, il ne se sentait pas de l’en priver plus malgré son estomac gargouillant.
‘Tu dois être épuisé mon pauvre enfant. Je le suis aussi, la journée fut longue dans ces bois. Et la douleur de mon bras probablement cassé me fatigue encore plus. Les baies ne sont plus aussi sûres à cueillir de nos jours. Couche toi contre moi, cela nous tiendra chaud à tous les deux, et laisse-moi te conter une histoire…
A l’apparition des Premiers Hommes, le Grand-Esprit de la Montagne avait dû scinder son pouvoir. C’était son offrande à la Nature pour l’aider à retrouver Son équilibre.
Brisant son foie de pierre en deux, il donna forme à U’Tlun’Ta et Nun’Yunu’Wi avec chaque moitié.
Tandis que le Grand-Esprit s’éteignait, ses deux échos allèrent arpenter le monde, loin des Hommes.
Mais puisqu’ils étaient les deux parties du même tout, ils ne se sentirent jamais complets.
Et avec le temps, les Âmes-Sœurs s’éloignèrent chacune du chemin de l’autre, et devinrent ennemis mortels.
Nun’Yunu’Wi vivait pour la Nature. Elle lui avait offert une canne faite d’un bois magique qui lui permettait de trouver les êtres vivants blessés, libre à lui ensuite de les soigner, ou de se nourrir de leur foie puis les laisser mourir. Sa peau de pierre le rendait presque indestructible, mais tout ce qui avait trait à donner la vie l’effrayait au plus haut point.
A l’inverse, U’Tlun’Ta s’était éprise de l’enfantement, chose qu’elle ne pourrait jamais faire avec son corps de pierre, et les enfants lui donnaient l’impression d’être entière. Mais là où la malédiction de son frère était d’avoir peur de la vie, la sienne était de faire peur à la vie. Quiconque voyait son index d’obsidienne noire comme la nuit et affûté comme la lame d’un couteau, ne pouvait que la fuir.
De plus, à chaque foie humain ingurgité, U’Tlun’Ta prenait l’apparence de sa victime, et n’était en mesure de la quitter que lorsque personne ne la regardait.
Les deux sont ainsi condamnés à la solitude, incapables de se retrouver l’un dans l’autre, incapables aussi de se rapprocher des Hommes.
Alors, pour échapper à son destin d’esseulement, U’Tlun’Ta se rapprocha des Corbeaux-Moqueurs, Esprits de la Nature éthérés prolongeant leur existence en dévorant le cœur de leur proie, volant ainsi pour eux les années de vie que cette dernière aurait vécu si elle n’avait croisé leur route.’
Tekoa s’était assoupi durant le conte. A quel moment exactement, la vieille n’aurait su le dire.
Il respirait délicatement sur ses genoux, le feu projetant ses lueurs orangées sur son visage déjà marqué par le soleil.
La vieille caressa la joue du garçon du dos de sa main gauche, puis sorti son bras droit de sous sa tunique.
La lune se reflétât brièvement sur son index d’obsidienne avant qu’elle ne le plante à la base de la nuque de Tekoa. Puis elle le glissa le long de sa colonne vertébrale, l’ouvrant en deux comme un lapin fraîchement dépecé.
L’enfant eut à peine un soubresaut dans son sommeil, puis un second lorsqu’elle arracha son foie et le porta à sa bouche. Tandis qu’elle dévorait à pleines dents le mets le plus délicat qu’elle puisse connaître, le sang coulant le long des commissures de ses lèvres ridées, le meurtre de corbeaux qui l’accompagnait sortit des arbres dans lesquels ils étaient restés silencieux durant le chant et se rua sur le petit.
La vieille U’Tlun’Ta se releva, laissant brutalement choir le corps sans vie de Tekoa sur le sol, sans pour autant déranger les corbeaux qui plantaient leurs becs sanguinolents dans la viande tiède, creusant jusqu’à trouver son cœur encore battant au milieu de ses viscères éclatés. Leurs craillements de joie emplissaient la nuit, couvrant aisément les rares cris de douleurs de l’enfant.
La silhouette de vieille femme commença alors à s’affiner et à rapetisser, son dos se redressa.
Un Tekoa un peu claudiquant sortit de la forêt et se dirigea vers le village endormi, une armée de corbeaux l’entourant de son ombre.
Il y avait une femme à l’entrée du camp.
Elle faisait de grands gestes vers ce qu’elle croyait être son fils disparu dans la journée.
Lorsqu’elle se jeta à genoux devant Tekoa pour l’embrasser,
U’Tlun’Ta enfonça son index dans sa tempe gauche,
la pointe ressortant par la droite.
Dans le regard vitreux de la mère, elle crut voir son reflet de mort.
Puis le corps tomba au sol, et les corbeaux se ruèrent dessus.
Elle entra dans chaque Asi,
les habitations Cherokees,
ses pieds raclant les peaux de bêtes posées au sol.
Elle dépeça chaque enfant qu’elle croisa,
sans les laisser souffrir,
enfournant leurs foies encore chauds dans sa besace.
Elle tua chaque adulte qu’elle croisa,
tranchant leur gorge de son index effilé,
perforant leur crâne,
arrachant le foie des hommes, leur violence, et le perçant de son index.
Juste au cas où.
Avant de sortir de chaque habitation, elle allumait son foyer et y jetait les foies adultes qu’elle y avait récoltés.
Tandis que des flots carmin coulaient des Asis vers le centre du village, charriant avec eux des feuilles mortes et des yeux éteints, la horde de corbeaux volait d’habitation en habitation,
déchiquetant les corps qu’elle trouvait,
dévorant les cœurs qu’elle croisait,
et croassant à l’envi.
Lorsque même les cris des corbeaux s’étaient tus et que le silence de la nuit avait repris ses droits,
U’Tlun’Ta savait son œuvre terminée.
Ses Corbeaux-Moqueurs avaient prolongé leur existence, elle avait de quoi se nourrir pour les mois à venir, et si Nun’Yunu’Wi passait par le camp,
il n’aurait rien pour se sustenter.
Depuis le temps, elle ne savait plus pourquoi elle haïssait son frère, mais elle savait au plus profond d’elle-même qu’il ne lui laisserait aucune chance s’il passait avant elle dans un village.
Alors elle reprit sa forme originelle,
froide,
dure,
gigantesque,
une masse de pierres vivante, et repartit vers sa montagne Whiteside, ses pas lourds d’Esprit de la pierre couverts, au cœur de la nuit, par les craillements de sa volée de Corbeaux Moqueurs.

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