Emily and OuiJa : 05

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10 avril 2015, quartier Saint-Michel, Paris.

Emily conservait son Lumia à la main tout en jetant l’emballage de OuiJa. Toutes les cinq secondes lui prenait l’envie d’appeler ses parents pour qu’ils lui disent que cette histoire n’est qu’une vaste blague pour son anniversaire, ou une quête biscornue pour se moquer de sa passion pour les jeux de rôles.

Mais toutes les six secondes, elle finissait par se dire qu’un bout de bois lumineux et parlant, sans pile ni batterie, représentait une avancée technologique particulièrement élevée pour une blague.

‘Tu m’as pas dit en quoi Emily aura b’soin d’toi ? Non pas qu’j’te pense inutile, loin d’là, mais tu m’as pas l’air de v’nir de c’monde, donc j’ai un peu d’mal à comprendre c’que tu viens y faire.’

Je sais juste que je dois l’aider, je ne sais pas encore en quoi. Sinon, je viens bien de ce monde, en tous cas en partie, mais pas de cette époque.

‘Comment ça ?’

Et bien, je viens soit du passé, soit du futur. Je n’ai pas encore pu établir de pont temporel exact. Je ne le pourrai qu’après ma première utilisation par Emily.

‘Quelle sorte d’utilisation ?’

Un TimeSlide. Malheureusement je n’ai pas de transcription exacte dans ta langue.

‘TimeSlide ? Si j’me trompe pas, Time, c’est l’temps, et Slide c’est glisser non ? Une glissade temporelle ?’

Ça y ressemble dans le fond oui. Mais c’est un peu plus complexe. Je suis surpris que tu comprennes la langue des Anciens…

‘La langue des Anciens ? C’est d’l’Anglais, tout l’monde le parle chez nous. Bref, tu veux dire qu’tu pourrais m’transporter dans l’temps ?’

Non.

‘C’est pourtant c’que tu viens d’dire !’

Je ne peux transporter qu’Emily, et elle seule.

‘Euh et si c’est moi Emily ?’

Dans ce cas je pourrais, mais nous aurions un problème.

‘Quel problème ?’

Quel âge as-tu ?

‘J’ai 15 ans aujourd’hui.’

…Un très très gros problème alors…

*

La Pierre qui voyageait entre les lettres de Ouija s’était fixée sous le X et s’était mise à clignoter lentement d’une étrange teinte ambrée. Le silence régnait dans la pièce.

Il n’avait plus répondu aux questions d’Emily depuis. Comme s’il réfléchissait.

Ou boudait.

‘Allo, Emily appelle La Planche ! En quoi mon âge est ‘un très très gros problème alors’ ? J’suis vue comme une adulte !

…silence…

– Bon, ok, presque. Mais j’aim’rais bien qu’on commence à m’considérer en tant qu’tel !

…silence…

– Et tant qu’à faire par toi en premier.

…silence…

– Non ? Toujours pas ? Génial…’

Un appui long sur la touche Windows de son Lumia. ‘Appeler Maman.’

Réponse rapide ‘Vous êtes bien sur le répondeur du 06…

Elle raccroche sans attendre.

En haut de l’écran, une notification s’affiche ‘1 appel en absence’.

‘Pour m’app’ler pile quand j’suis au tel pendant une seconde, ça peut être que Gem…’

Appui long. ‘Appeler Gem’. Une sonnerie.

‘J’ai failli attendre, Em !

– T’es pas en cours toi ?

– J’y étais, je me suis assoupie. Et j’ai rêvé de toi.

– Euh, rien d’sale j’espère ?

– Hihi… diote. Bien sûr que non petite pimbêche mal embouchée. T’es bête.

– J’sais bien, j’sais bien. T’as rêvé d’quoi pour lâcher les cours et m’app’ler.

– En fait je t’ai d’abord appelée. J’allais te laisser un message quand madame Touvenopoulos, la prof de grec, m’a coupée d’un ‘Non mais vous vous croyez où espèce de petite gougnafière décérébrée ? Nous ne sommes pas chez votre aïeule !’

– Ha ha, la vieille folle.

– Je n’aurais jamais dû lui offrir le Dictionnaire des Synonymes pour me moquer d’elle à son anniversaire. Maintenant elle s’en sert contre moi.

– Et t’es où là?

– Toujours en cours pourquoi ?

Gem McAlyster, sortez immédiatement de cette classe ! Je ne veux plus vous voir !

– Tiens, on dirait qu’la cloche vient d’sonner. On s’retrouve dans l’parc Cluny ?

– J’arrive dans quinze minutes, je dois d’abord aller chercher mes médicaments à la pharmacie.

– Ok, j’t’attends.’

Elle raccroche d’une pichenette sur l’écran.

‘Toujours morte La Planche ?’

Pas de réponse.

‘Bon, bah, j’me casse.’

Elle planque OuiJa dans le tiroir fermé à clé de sa commode, juste au cas où, puis prend téléphone, clés, sac, met les deux premiers dans le dernier, et sort.

Si Emily avait mis deux minutes de plus à sortir et à fermer la porte à double tour, elle aurait probablement vu la très forte lumière rouge envahir sa chambre depuis le trou de serrure de sa commode.

Et elle se serait alors très certainement inquiétée…

A raison.

*

D’un coup d’œil rapide, Emily repère le premier banc disponible dans le parc. Etonnamment, le seul à l’ombre d’un arbre si immense qu’il est certainement aussi vieux que la ville de Paris. Le soleil pourfendant les rares nuages de ses rayons puissants semblait appeler à lui les fanatiques de la bronzette.

Vêtue d’un large jean bleu et d’un chemisier en dentelle noire à manches longues, il est aisé à Emily de déterminer qu’elle ne fait clairement pas partie de ces fanatiques. Elle s’assied alors, en mode rebelle, sur le dossier du banc, les pieds à plat -et bien à l’ombre surtout, c’est important- sur le banc.

‘C’est pas trop tôt, j’ai encore failli attendre !

– MAIS QU’EST-CE QUE TU FICHES DANS CET ARBRE BON SANG?’

Accrochée par les genoux à une branche, tel un trapéziste, Gem venait de se laisser basculer juste devant le visage d’Emily.

‘Tu aurais regardé en l’air au lieu d’être obsédée par tes pieds, tu m’aurais vue hein.

– Mes pieds et moi t’disons bien des choses, et sommes tous trois persuadés qu’le dosage d’tes médocs est encore bien en-d’sous d’la dose de ch’val qu’i’t’faudrait.

– Tu ne t’es jamais dit qu’il pourrait être utile, ne serait-ce que pour la sauvegarde de la langue française, et accessoirement pour que tu ne passes pas pour une paysanne venue tout droit de sa cambrousse en poussant un tracteur en panne, que tu prononces la totalité des voyelles des mots que tu utilises ?

– Je…

– Oui ?

– T’emm…

– ET SI ON PARLAIT DE MON RÊVE ?!

*

Chargement des informations complémentaires… Temps restant : inconnu…

Tandis que OuiJa tentait de mettre à jour les détails qui lui manquaient sur sa mission, un cliquetis se fit entendre dans la serrure de la porte d’entrée qui, dans le même temps, s’ouvrit à la volée, retenue par une main gantée lorsqu’elle aurait dû claquer contre le mur. Une silhouette pénètre alors dans le salon, tirant derrière elle un énorme sac de cuir noir, sensiblement très rempli.

Le laissant en plein milieu du tapis, la silhouette ferme la porte en silence. Se retournant vers son sac, elle aperçoit une puissante lumière rouge se diffusant sous la porte de la chambre d’Emily.

Elle se fige un instant, consciente qu’il y a probablement quelqu’un d’autre dans l’appartement, puis se dirige lentement vers la porte et y pose l’oreille, cherchant l’écho d’une voix, d’un bruit.

Rien.

Elle pose sa main sur la poignée, prend une profonde inspiration, attend une seconde, puis ouvre cette dernière d’un coup en hurlant :

‘Qu’est-ce que tu fais ici !? Tu devrais être à l’école !’

Malgré l’étrange lumière rouge inondant la pièce, aucune âme qui vive ne se trouve dans la chambre.

La silhouette porte la main à sa poche, en ressort un smartphone, tapote l’écran et y lit ‘Emily : 1 appel en absence. Aucun message sur le répondeur.’

‘Quelle bêtise as-tu encore faite ma puce ?’

Elle se dirige vers la commode, dont la lumière rouge se diffuse encore et tente d’ouvrir le tiroir.

Impossible.

‘De plus en plus étrange, elle ne le ferme jamais à clé…’

La voix de OuiJa résonne alors dans la pièce.

Inclusion magique détectée.

Incompatibilité temporelle détectée.

Eradication du paradoxe.

La lumière venant de la commode tourne au violet, pulse trois fois, puis redevient rouge.

Et la silhouette, main sur le tiroir, se fige.

Définitivement.