
10 avril, quartier Saint-Michel, Paris.
Comme souvent, Emily se balade dans le parc Saint-Séverin lorsqu’elle sèche les cours.
Pas trop de monde sur les bancs, pas d’enfant chahutant, et un fort beau soleil. De quoi flemmarder bien tranquillement toute une matinée.
Arrive midi, une pause repas s’impose. Et sa peau commence à tirer sous les rayons du soleil. Ses parents au travail, elle n’aura pas la mauvaise surprise de tomber sur l’un d’eux en rentrant manger chez elle.
Le couloir d’entrée est toujours aussi sombre et humide, malgré la joliesse de l’extérieur. A chaque fois qu’elle y pénètre, elle est prise de cette étrange sensation que les murs se rapprochent petit à petit d’elle.
Se referment sur elle.
Ce n’est qu’une impression, pense-t’elle. C’est juste parce que les murs ne sont pas droits. On dirait qu’ils vont s’effondrer, mais ça n’arrivera pas. Ca ne peut pas arriver.
Un craquement sourd vient du plafond.
‘Ou peut-être que si ?’
Alors elle accélère le pas, elle monte les marches deux par deux, elle court, elle saute, pour gagner du temps.
Cinq étages, vingt marches chacun, cela lui fait son sport quotidien. Elle ne veut pas finir comme sa tante, avachie sur elle-même avec une bosse digne de quasimodo à 30 ans.
Elle n’a que 14 ans, 15 aujourd’hui, elle sait qu’elle n’est pas vieille, mais refuse de le devenir avant l’heure.
Elle veut être comme sa marraine, belle, sportive, riche et intelligente. Enfin comme sa marraine l’était avant sa disparition. Elle l’est toujours d’ailleurs, dans ses souvenirs.
Emily sait très bien qu’après la mort les corps pourrissent, puent, se décomposent, et qu’il ne reste plus qu’un tas d’os poussiéreux couverts de lambeaux de chair.
Mais pas sa marraine. Pas Dédé. Elle, c’est impossible. Elle est forcément toujours comme elle s’en rappelle.
De toute façon, personne ne l’a laissée la voir lors de la mise en bière. Sûrement parce qu’elle était trop belle pour qu’Emily puisse la croire morte. Et personne n’a jamais accepté de l’emmener sur sa tombe, au cimetière. Sûrement pour qu’une stèle grisâtre n’efface pas ses souvenirs d’enfant.
Palier. Porte. Serrure. Clé. Clic-clac.
Une fois la porte claquée derrière elle, elle peut enfin reprendre son souffle.
Sur la table du salon trône, encore emballé, le cadeau que sa mère lui a laissé près de son oreiller en partant travailler. Elle veut attendre son retour pour l’ouvrir. Elle la voit si peu souvent depuis qu’elle a trouvé ce nouveau travail qu’elle veut savourer chaque instant passé en sa compagnie. L’ouverture des cadeaux d’anniversaire et de Noël en fait partie.
Son père ne lui a rien laissé en partant, à part un baiser, et ne lui a rien souhaité lorsqu’ils se sont croisés ce matin, mais elle le connaît. Elle sait qu’elle aura une surprise ce soir, s’il ne rentre pas trop tard.
Par réflexe, Emily allume la télévision. Sur sa chaîne de dessins animés préférée. A 15 ans, on aime bien faire le grand devant les autres, mais on aime bien faire l’enfant quand on est tout seul.
Elle se dirige vers la cuisine, ouvre la porte du frigo, sort une canette de Cherry Coke, du tarama, du beurre salé et des cornichons. Dans le placard deux tranches de pain de mie, qu’elle passe au grille-pain. Une fois prêtes, elle se fait son pêcher mignon et s’installe devant la télé.
Elle a déjà vu l’épisode qui passe à ce moment-là, mais ce n’est pas grave, c’est juste pour l’ambiance.
Et là, entre le sandwich, le coca, le dessin animé, et ses parents qui ne sont pas là pour se crier dessus, elle se sent bien.
Tellement bien qu’elle se sent partir dans une agréable somnolence. Les yeux fermés, elle voit projeté sur ses paupières closes un décor animé. Un peu comme au cinéma, mais en moins net.
Elle se voit dans une grotte humide, quelques torches tentant de briser la noirceur du lieu.
Au fond de cette grotte, minuscule au demeurant, il y a un coffre en bois ouvragé. Il semble ancien.
Abandonné.
Tout en l’observant, il lui semble que la couche de poussière dessus vibre, comme si quelque chose tapait par à-coups par en dessous.
Plus elle s’en approche et plus ses oreilles bourdonnent. On dirait qu’une mélopée venant du coffre cherche à résonner dans sa tête. Et son corps semble irrémédiablement attiré par lui.
Même son cerveau ne sait plus trop s’il veut s’en approcher ou fuir.
Maintenant qu’elle est presque sur le coffre, elle avance la main vers lui. Tandis que ses doigts prennent un temps fou à atteindre le couvercle, elle a le loisir de comparer les vibrations de la poussière et ses battements de cœur. Ils lui paraissent particulièrement similaires.
Plus que quelques millimètres séparent sa peau du bois. Elle veut le toucher à présent. Elle veut l’ouvrir.
Au moment du contact, un bruit strident remplit la caverne, son écho se répercutant sur les murs avec fougue.
Puis il s’insinue dans son crâne et s’y terre.
Sourd.
Brûlant.
Lorsqu’elle ouvre les yeux, elle est sur son canapé, devant la télévision. Le dessin animé en est toujours au même moment, mais c’est le silence qui noie la pièce.
Malgré le calme ambiant, son cœur a du mal à ralentir. Le sang qui afflue dans ses tempes lui donne la sensation d’avoir un marteau piqueur allumé dans la bouche. Elle ferme de nouveau les yeux, et respire lentement.
Alors le son strident retentit de nouveau, pas dans son crâne cette fois, dans ses oreilles.
Dans toute la pièce.
Mais maintenant qu’elle n’est plus dans sa caverne onirique, elle le reconnaît.
Elle se lève, regarde par l’œilleton, puis entrouvre la porte.
‘Oui ?
– Bonjour, j’ai un colis pour Mademoiselle Emily Alexander.
– C’est moi. Ce doit être pour mon anniversaire.’
Le livreur lui tend une tablette tactile et un stylet.
‘Signez ici s’il vous plaît.’
Elle signe. Emily J. Alexander.
‘Merci mademoiselle. Voici pour vous. Et bon anniversaire !’
Il lui tend le paquet, armé de son plus beau sourire, puis fait demi-tour et redescend les escaliers.
Emily referme la porte, pose le paquet à coté du cadeau de sa mère, se rassied sur le canapé, face au colis, et se met à le regarder fixement.

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